» Ils flottent tous en bas. Et quand tu seras en bas avec moi, tu flotteras toi aussi ! «
Telle est la phrase que sortait un bien sinistre clown à un jeune garçon en ciré jaune. Ce n’est pas tant la phrase en elle-même qui m’a marquée, mais plutôt la scène qui a suivi. Aussi improbable que ça puisse l’être, le clown s’adressait au petit garçon du plus profond d’une bouche d’égout. Et juste après lui avoir agrippé le bras, celui-ci voyait son visage se déformer pour mieux le dévorer.
Il s’agissait d’un téléfilm, nous étions sur M6, j’avais 12 ans.
Le personnage ? Grippe-sou, le clown (Pennywise en VO).
Son interprète ? Un Tim Curry possédé tout droit sortit du Rocky Horror Picture Show.
La qualité de l’adaptation ?
Discutable. Mais le mal était fait, et plutôt bien fait d’ailleurs.

Quel esprit dérangé pouvait bien imaginer une scène pareille ?
Son nom ?
Stephen King.
Romancier américain à succès, son œuvre, pléthore, inondait notre contrée en ce début des années 90. Qu’il s’agisse du grand écran, du marché de la vidéo, des librairies, des magazines spécialisés, ou même des discussions à la cour du collège, Stephen King était partout. Même mon CDI de l’époque, réputé pour sa routine, était à l’heure.
Et c’est d’ailleurs celui-là même qui m’offrait mes premiers chocs littéraires avec pas moins que le Dracula de Bram Stocker et le Frankenstein de Mary Shelley.
Un roman de Stephen King, c’était une promesse.
Celle du grand frisson.
Celle du récit qu’on lit au plus profond de la nuit, à la seule lueur de sa lampe de chevet.
Stephen King, c’était l’interdit, et on y revenait toujours.
Ma première expérience à ses côtés ?
Simetierre, qui raconte l’histoire poignante d’un père aimant confronté à la douleur et qui voit dans le cimetière indien le plus proche un moyen de soulager sa détresse. Je dévorais chaque page, et, comme le monsieur était plutôt bavard — rien que Le Fléau à lui tout seul est un bon pavé de 1200 pages — je me jetai sur toute son œuvre. En quelques années, j’enchainais alors ses anthologies les plus connues : Ça, Le Fléau, Les Tommyknockers, Bazaar, Shining, La ligne verte, Salem jusqu’à ses recueils de nouvelles les plus efficaces, comme les incontournables Minuit 2 et Minuit 4. Du fantastique à l’horreur la plus sombre, de la féerie au simple récit moraliste, du polar nerveux au suspense, sans oublier le drame, le King n’a pas volé son patronyme et continue encore de forcer le respect. Chose assez amusante à ce sujet, lire du Stephen King, c’était comme lire de la littérature de mauvaise qualité, et mon père ne manquait pas de le souligner avec son sempiternel sermon :
» Tu lis encore ces cochonneries ? «

C’est particulièrement amusant de se remémorer le petit garçon du film Creepshow de Romero, écrit en collaboration avec Stephen King, qui subit des reproches similaires de la part de son père. Ce père finit par connaître un triste destin, dévoré par la créature de la bande dessinée de son fils, qui rappelle les Comics EC.
Oui, vous lisez bien, messieurs, mesdames, Stephen King, dans les années 90, beaucoup considéraient son œuvre comme de la merde !
Et que le monsieur ait été porté à l’écran par, excusez du peu, Stanley Kubrick, Brian De Palma, David Cronenberg ou bien John Carpenter, et ça, c’est juste pour la fin des années 70 et le début des années 80, tellement le monsieur infuse à lui tout seul le cinéma de genre et les plateformes de streaming actuelles.





Tellement que de nombreux livres pullulent sur ses adaptations, au même titre que son œuvre littéraire. Plus qu’une référence, un monument !
Et son influence ne s’arrête pas là. Le monsieur nous a offert bien plus que ce que l’on pouvait espérer.
Dans un premier temps, il a su parler à l’enfant, puis l’adolescent et finalement l’adulte que je suis devenu.
Son style n’est jamais vain, ni même ostentatoire. Avec une aisance déconcertante, il sait peindre des portraits, installer des ambiances, poser des constats, nous amener à réfléchir et nous faire frissonner, tout en évitant les tournures alambiquées.

Alors, oui, comme tous les grands auteurs, il aime parfois regarder son écriture. Toutefois, chaque page, chaque ligne ne retire jamais mon plaisir à découvrir avec lui l’histoire qu’il couche sur le papier. Dans sa générosité infinie et sa boulimie d’écriture, il nous offrait par là son ultime ouvrage sur la création littéraire.
Beaucoup s’y sont essayés, avec beaucoup de palabres, confortablement bien installés sur leur piédestal, celui qu’ils ont eux-mêmes érigé pour au final accoucher d’une vérité universelle : King, dans son ouvrage peut-être le plus court, venait de mettre tout le monde d’accord dans un geste créatif ultime.
Le titre de cet incontournable, le très sobre Écriture. Un ouvrage qui tient autant de l’autobiographie que du guide aguerri pour tout bon écrivain en devenir. En effet, après avoir lu plusieurs ouvrages censés être des références, celui-ci, à l’instar du style littéraire de King, est d’une lecture facile et d’une efficacité redoutable, ce qui le propulse au rang d’incontournable.
Ce livre m’a aussi bien servi dans mon propre travail d’écriture que je l’ai largement recommandé lors de mes cours dédiés à l’écriture. Il est tellement pluriel que les conseils qu’il renferme s’adaptent aussi bien à l’écriture scénaristique qu’à l’écriture dite littéraire.

Vous l’aurez compris, Stephen King est mon auteur favori, tout comme il l’est pour le méchant Benjamin Linus dans la série Lost — autre travail d’écriture télévisuelle qui en a secoué plus d’un, mais, comme toujours, ceci est une autre histoire — et il continue à m’accompagner au quotidien.
Si je ne devais retenir qu’un seul de ses derniers ouvrages — ce qui relèverait de l’exercice de torture pure et simple — je crois bien que 22/11/63 serait celui sur lequel je jetterai mon dévolu. Tout ce que j’aime dans King est compris dans ce pavé — 1000 pages encore, mais on n’a pas peur — de la survenue du surnaturel dans l’innocence du quotidien, à la romance en passant par le suspense et l’horreur. Sous ces apparats d’uchronie maîtrisée, le livre n’en reste pas pour autant savamment documenté, et il n’est pas rare de lire, dans la presse spécialisée, à son sujet, qu’il est peut-être le plus grand roman de son auteur.

Et pour rester dans cette idée-là, toujours, il aura fallu pas loin de trente ans pour qu’enfin King soit reconnu à sa juste valeur. Un président, le sien, Barack Obama, lui remit en septembre 2015, la médaille nationale des arts, équivalent de notre Légion d’honneur à nous, sauf que chez eux, il semblerait qu’il ne la donne pas à n’importe qui.

La reconnaissance d’une carrière tout entière dédiée à l’imaginaire, à la ville de Derry, au Maine et aux menaces qui s’y terrent, depuis maintenant un bon demi-siècle.
Alors oui, à M. Stephen King, je dis merci.
Et à mon père, la chose suivante :
» Oui papa, je continue encore de lire ces cochonneries. «
𝐄𝐝𝐝𝐲 𝐆𝐎𝐌𝐈𝐒
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𝗟’𝗮𝘂𝗱𝗶𝗼𝘃𝗶𝘀𝘂𝗲𝗹 𝗱𝗲𝘀 𝗴𝗿𝗮𝗻𝗱𝗲𝘀 𝗵𝗲𝘂𝗿𝗲𝘀
Expert Postproduction I Podcaster I Écrivain
« 𝚃𝚘𝚞𝚝 𝚌𝚎 𝚚𝚞𝚒 𝚎𝚜𝚝 𝚍𝚒𝚝 𝚎𝚝 𝚗𝚘𝚗 𝚖𝚘𝚗𝚝𝚛𝚎́ 𝚎𝚜𝚝 𝚙𝚎𝚛𝚍𝚞 𝚙𝚘𝚞𝚛 𝚕𝚎 𝚜𝚙𝚎𝚌𝚝𝚊𝚝𝚎𝚞𝚛 » – 𝙰𝚕𝚏𝚛𝚎𝚍 𝙷𝚒𝚝𝚌𝚑𝚌𝚘𝚌𝚔